C'est ainsi que je te vois

Édition : Le Contentieux

Date de parution : décembre 2020

« Je deviens branche aux lumières de miel

Je deviens racine aux crépuscules de fleurs

Je deviens mémoire de jasmin

Je deviens cèdre

Je deviens toi

Tu redeviens célébration

Beyrouth! »

Poèmes du livre

Tel un cèdre qui roucoule

Tel un cèdre qui roucoule

C’est ainsi que je te vois

Chaque matin, entre tes branches 

Tu me sors de mon sommeil

Je souris alors de ce vacarme, 

Célébration de la vie

Les veillées, les amis, 

La famille

Les voix,

Les balcons

La rue

Les soucis

La langue, 

Notre langue…


Tel un cèdre qui roucoule

Tu t’enfuis derrière l’horizon

Tu deviens flou

Tu disparais……


Mais un jour


Tu reviendras de ton errance


Tes racines s’étendent en moi

Mon guet attend derrière la mer


Par-delà les dunes de sable

Il est patient, tenace


Tel un cèdre qui roucoule

Tu te fais lieu


Et l’oiseau qui s’élance, qui s’envole 

Pour chanter dans tes bras

C’est moi


Je deviens branche aux lumières de miel

Je deviens racine aux crépuscules de fleurs

Je deviens mémoire de jasmin 

Je deviens cèdre

Je deviens toi

Tu redeviens célébration

Beyrouth !


Un abîme dans le cœur

De ma poitrine

De ma gorge

De ma main

Sort

Comme un rugissement qui brûle

Comme un poing qui bascule l’alphabet

Un cri étouffé qui s’évase

Se gargarise d’encre lâchée

Sanglote à chaque mot acéré

Chargé de plaies profondes 

Se mouche dans les voyelles

Puis saigne à chaque fois

Que ma nuit rit et vieillit loin

Dans les distances levées

Entre ma terre

Et moi.

Le pouls de mon pays

Où allons-nous tous

Dans cette patrie qui bat au poignet

À petits coups saccadés ?


Pour agrandir le ciel

On fraie notre labyrinthe

Et l’orage des transpirations pressées 

Soulève le plafond

Alors que l’essentiel hésite à la grille


On déplie les rides

On écorche la fatigue

Mais le quotidien rampe sur nos visages


Jusqu’où doit-on continuer ?


Car le despotisme taiseux

Les tyrans de l’autre côté

Se rient

De toutes nos rêves douloureux

Qu’on traîne à nos pieds 

Telles de futiles valises de gueux.


Les yeux des plaies


La déception se coud sur ma terre

Telle une robe en guenilles

Où l’espoir et les martyrs

Tombent côte à côte

En haillons qui sentent l’oubli.


À propos

Parmi les différents moteurs de l’écriture poétique il y a certainement l’exil. Avec lui c’est la nostalgie du pays natal qui s’infiltre dans l’esprit de celles et ceux qui vivent cette situation existentielle. Certes, tous les exils n’ont pas les mêmes causes. Certains sont dictés par une nécessité implacable ; partir est alors une question de vie ou de mort. D’autres sont moins dramatiques, ménagent la part de la liberté et l’espérance d’une vie plus heureuse ailleurs. Mais tous laissent au cœur de celles et ceux qui l’ont vécu un manque, voire une blessure. Car nous sommes tous nés quelque part, nous avons tous des attaches dans une ville, une région, des coutumes, un climat. Et, aussi doués que nous soyons pour le voyage et l’adaptation géographique, nous restons façonnés par nos premières années. Le sol natal, tout comme la langue maternelle, ne sont pas des termes creux pour le migrant. 

Pourtant, c’est de cette béance que jaillit quelquefois la parole la plus lyrique.

Michelle Accaoui Hourani s’inscrit dans cette lignée des poètes de l’exil parmi lesquels s’imposent, bien sûr, les noms de Salah Stétié et Vénus Khoury-Ghata. Née au Liban, d’une mère francophone, elle s’est très tôt imprégnée de la culture française, si prisée dans cette partie du Moyen-Orient. La guerre civile qui a endeuillé le Liban dans les années 1980 lui a inspiré ses premiers poèmes : car la révolte, aussi, est un propulseur d’écriture. Aujourd’hui, c’est dans un pays de la péninsule Arabique qu’elle suit attentivement l’actualité libanaise. Celle-ci, nous ne le savons que trop, a été marquée en août 2020 par la terrible explosion qui a ravagé le port de Beyrouth, faisant près de deux cents morts ainsi que des milliers de blessés et de sans-abris. On retrouve, bien sûr, la trace de ce tragique événement dans les poèmes de C’est ainsi que je te vois – dont l’emblématique Explosion. Mais sa colère va aussi à ces politiciens qui ont laissé se dégrader les conditions de vie et de sécurité au Liban, comme on le découvre au fil des pages. Néanmoins, c’est encore une déclaration d’amour à sa terre natale qu’elle nous offre, dans la mouvance de ses précédents livres, avec ce nouveau recueil – beaucoup moins de circonstance qu’il ne paraît. Ses poèmes, riches d’images et de sensations éprouvées, sont frappés au coin d’une indéniable sincérité. L’émotion est bien la clé de voûte de cet ouvrage. Et c’est, quoi qu’on en dise, un inépuisable ferment de la poésie : celle d’hier comme celle d’aujourd’hui.

Jacques Lucchesi